Overlook

Julie Chaumette | Agnès Geoffray |
Nicolas Giraud

20 juin > 27 juillet 2013

Quelque chose est survenu ; ou n’est pas arrivé encore. Dans la trame du papier à lettres 1921 de l’Hôtel Overlook se terrent le drame des infanticides passés, comme conscien-cieusement effacés sous leur lit jauni de lumière, et ceux qui, une fois ces derniers affleurés, pourraient à tout moment survenir. Apposé sur la feuille par Nicolas Giraud, un en-tête en malmène l’apparente virginité pour la charger de troubles passés et à venir ; de ce qui fut et devrait survenir. Quelque chose que l’on pressent mais que l’on ne saurait voir. Unlookable trash résume un peu plus loin une inscription Agnès Geoffray .

Accroché dès l’entrée de l’exposition, ce piège de papier croise, de façon inattendue, les travaux de la plasticienne, chez qui se débusquent d’autres abominations, sous le prétexte de l’inventaire scientifique des gestes de Monsieur Vernet et Pierre actuellement exposés au Salon de Montrouge ou derrière l’étrangeté poétique des figures de la série Incidental Gestures qui contribua, par ses références historiques, à éclairer sa démarche. Leurs processus de décontextualisation ou de retouche systématiques dénoncent dans le paradoxe même qui consiste à les en délivrer, cette banalité du mal rendant possible tous les excès. Car chez Agnès Geoffray, la cruauté apparaît méticuleusement altérée pour être rendue à l’œil plus supportable. Elle est magnifiée dans un double souci critique et réparateur. C’est ainsi que dans La Trouée, l’usage de la couleur et le retournement du positif au négatif concourent à détourner l’attention vers la douceur d’un regard, la matière délicate d’un vêtement ou le mouvement diffus d’une chevelure ; autant de manipulations qui invitent le regard à dévier de cette mutilation si concrète qui annonce les techniques des Incidental Gestures. Quelque chose se joue à la fois pour apaiser mais aussi dénoncer les stratégies de défense mises en œuvre pour refuser de voir. As long as I don’t look you, you don’t exist.

C’est sous un mode plus documentaire que la série Fall de Nicolas Giraud fait écho aux drames contenus. Pris aux Etats-Unis au cours des mois qui précédèrent la première investiture du Président Obama, ses clichés mettent en avant, à travers des détails souvent décalés, la violence contenue d’un territoire et d’une civilisation prise dans l’étau de son Histoire et dans le mouvement heurté de ses contradictions. A l’image de cet enfant que l’on découvre dans la photographie qui introduit la série, déguisé en squelette, une faux calée sur l’épaule, le drame est déjà là et prêt à être rejoué. Quelque chose se prépare, nourri par ce qui a été, sans que l’on sache très bien quoi ; si ce n’est peut-être la force destructrice qui pourrait s’en libérer.

L’imaginaire s’empare des fils tendus pour tisser son propre écheveau, guidé par les références distillées ; une proposition de reconstruction à laquelle invite également Julie Chaumette en superposant dans Paysages des marges de photographies laissées, après découpe, par leurs propriétaires pour esquisser des topographies interstitielles ou en épuisant dans Ciel, par lacération, son sujet avant d’en recueillir sur le sol les lambeaux, dans un effet de chute qui, tout en faisant écho au titre de la série de Nicolas Giraud, prête nécessairement à un large faisceau d’interrogations. Dans Photo en cours où elle arrête délibérément l’imprimante pendant le processus d’impression de son image pour définir un nouvel hors-champ, écarter ce qui a été, la jeune artiste préfère déléguer une large part de cet enfouissement au hasard. Par réduction du champ et perte de définition mécanique, elle engage dans sa photographie d’autres formes de tensions qui appellent aussi irrésistiblement le regard que les ouvertures de La Trouée. Une autre forme de latence décale sournoisement le réel, en redéfinit arbitrairement les contours pour bousculer la perception et précipiter ses propres dangers. Ailleurs, les périls dont l’œuvre porte la trace se réduisent à un rythme, une modulation. Dans Ponctuations, Julie Chaumette ne restitue d’une page imprimée que l’ensemble des ponctuations et les espaces laissés par les mots effacés. Quand on apprend que le texte retravaillé est extrait de l’Evangile de Jean, on saisit en quoi sa démarche rejoint ce qui se joue dans les clichés modifiés par Agnès Geoffray ou dans l’enregistrement des signes de Fall pointés par Nicolas Giraud ; comme en les éliminant, elle souligne d’autres drames. En ne retenant du texte que les interstices où la réflexion est susceptible de se déployer, l’artiste favorise la prise de relais nécessaire à toute transmission de croyance religieuse, ces moments qui, dans toute quête d’absolu, permettent de percevoir ce qu’on ne voyait pas. Car raccrocher son regard à un phrasé, comme on le fait en confrontant des bordures de Paysages, se laisser guider par des ponctuations tombant en pluie entre les marge d’une page comme par les bribes éparpillées d’un Ciel, se suspendre à ses virgules comme au crochet que brandit, un peu plus loin, Le Mystère de Valdor d’Agnès Geoffray - retenant d’autres textes aux images pareillement effacées -, c’est bien tenter de redonner une nouvelle intelligibilité aux réalités que l’on a tues. A moins que l’on préfère laisser sa pensée vagabonder dans l’enchevêtrement des mots d’un Bloc dont la même Agnès Geoffray invite à arracher les pages, dans une nouvelle tentative d’effeuillage fictionnel qui permet de construire, sur d’autres drames, d’autres ébauches de scénarii.

Si certaines des œuvres rassemblées tentent de capter l’attention, invitent lisiblement à des prises de relais, d’autres relèvent de présences plus discrètes. Le regard est ainsi susceptible d’achopper à tout moment sur un élément qu’il n’avait pas remarqué : ici une allumette, là quelques confettis, plus loin, une boîte laissée à l’abandon ; des éléments que l’on serait tenté de ne pas relever à prime abord et qui s’offrent pour ce qu’ils ne sont pas vraiment. Dans Lumière, Julie Chaumette laisse à nouveau toute latitude à la reconstruction scénaristique. Les cendres qu’elle recueille dans leur boîte d’allumettes convoquent les souvenirs des pages les plus sombres de notre Histoire ; des références qui rappellent le climat des Incidental Gestures d’Agnès Geoffray et érigent l’œuvre comme une sorte de négatif de 1921 de Nicolas Giraud. Elle propose surtout un retournement de la lumière à l’obscurité qui fait écho à l’inversion photographique de La Trouée ou la possibilité d’un surgissement dans l’ombre de la lumière avec ses promesses de renaissance. Plus que les miniatures Firework de Nicolas Giraud, c’est une installation de l’artiste, L’Enfant qui brûle, représentant un enfant observer une flamme, qui induit le mieux l’origine de cette réduction. A travers l’évocation qu’elle propose d’un apprivoisement de la lumière, elle rend compte aussi bien de la persistance d’un mal qui se transmet dans un mélange troublant de banalité et d’innocence, que de nos facultés à créer et prendre conscience de ce qui nous entoure. Dans Sans titre de Nicolas Giraud, ce sont des confettis qui attirent plutôt par leur brillance. Bien que scintillante, leur matière trouble le témoignage faussement festif dont ils semblent perpétuer la trace en le chargeant d’une forme de dureté tranchante, comme prompte à la blessure.

A ces moments de suspension, Bogeyman de Nicolas Giraud propose une forme de résolution plus joyeuse. Reconstituant un plan tourné par Carpenter pour Halloween où le réalisateur aurait demandé à l’acteur incarnant le héros meurtrier d’apparaître, puis de sortir du champ, avant de couper son déplacement au montage et au cours duquel celui-ci aurait fait le pitre sachant que ses gesticulations en seraient écartées, il marque la puissance de notre regard à se nourrir de ce qui a été et de faire lien, de redonner toute leur force d’évocation aux drames effacés. Une célébration de notre force à reconstruire ce qui a été détruit et de mettre en échec toute tentative d’enfouissement.

Laurent Fiévet

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