Bendana | Pinel Art Contemporain a le plaisir de présenter « Tout en même temps », la cinquième exposition personnelle de Matthias Reinmuth à la galerie.
Tout en même temps. Tous les débris du Monde semblent s'accumuler en ce moment historique particulièrement troublé : l'urgence environnementale avec le réchauffement climatique qui s'ensuit, les guerres de conquête aux portes de l'Occident et les migrations incontrôlables provoquées par la faim et les conflits. Dans ce sens, on ne peut ignorer à quel point les valeurs civilisées, qui semblaient établies, sont de plus en plus remises en cause par la politique. Par ailleurs, on ne peut oublier la menace de l'Intelligence Artificielle laquelle, en l'absence de contrôle, rendra l'éventail des choix individuels de plus en plus sériel (et manipulable).
Mais alors, qu'en est-il de l’Art ? Bien que l'influence de plus en plus néfaste de la finance, du sensationnalisme publicitaire et des médias globaux pèse sur la qualité des choix et des institutions du marché, l’Art résiste comme le dernier « lieu » disponible d'expérimentation authentique et d'exaltation de ces qualités que l'homme conserve malgré tout : le désir de liberté, la poésie de l'imagination, l'intuition de trouver de nouvelles solutions même lorsqu'il semble impossible d'entrevoir un moyen de se libérer de tous les problèmes qui affligent notre vie quotidienne.
L'Art peut tout impliquer et réarticuler en même temps, dans le même instant perceptif.
Un « tout » encore plus universel que le « tout » historique.
L'Art, dans ce cas la peinture, conserve une primauté anthropologique phénoménale : il peut parler de l'homme sans le décrire, il peut rechercher l'homme sans pour autant s'enliser dans des descriptions arides de son actualité. Elle magnifie les sens qui sont capables de mélanger formes/lumière/couleur, stimulant notre pensée par une étrange alchimie de sensations qui deviennent sentiments et finalement, à leur tour, déclenchent des images de souvenirs latents chez l'observateur et, à ce moment-là, créent de nouvelles associations d'images, transformant le passé en futur. Une dynamique régénératrice qui transforme l'image que nous voyons et connaissons en une vision de quelque chose de nouveau. Voilà pourquoi l'Art est un miracle, parce qu'il nous mène, en tant qu’observateurs, à quitter un instant la dimension de la réalité pour entrer dans une autre où nous pouvons enfin respirer la liberté d'être nous-mêmes, sans les chaînes des contraintes de la réalité, et dans ce moment précieux, tout transformer à nouveau, changer les coordonnées et nous faire croire, une fois de plus, à l'espoir d'un avenir meilleur.
L'Art, avec ses différents instruments, comme la peinture, peut aider l'Homme à retrouver cette primauté dont il est le seul à détenir : créer de la matière à partir de sa pensée. Et dans la peinture nonobjective de Matthias Reinmuth, on retrouve la poésie et l'évocation car elle va au-delà de la description des formes de la réalité, elle active des ressources profondes en rappelant des sentiments et des désirs...
La « famille picturale » de l'abstractionnisme post-aniconique de Reinmuth a sans doute un fondement esthétique dans la peinture « non-objective » qui a vu le jour en Allemagne lors de l'exposition organisée par Klaus Honnef au Westfälischer Kunstverein de Münster en 1974, même si des artistes comme Reinmuth ont emprunté à ce monde rationnel rigide (et anti-sentimental)les principes de la « couleur fluide », de l'annulation de l'image et de la valeur de la recherche technique (comme moyen et non comme fin !), bref, non pas les intentions fondatrices mais plutôt la matrice romantique qui les lie inévitablement à la couleur). Les expériences romantiques de Phillip Otto Runge et Johann Wolfgang von Goethe1 sur le spectre des couleurs en 1810 sont devenues le point de départ pour affirmer que la réalité n'est pas au service de la science, mais que la technique est un outil pour confirmer l'incroyable hétérogénéité du genre des choses dans leCosmos, où objets et sensations se mélangent dans le même creuset chromatique.Plus d'un siècle avant la physique quantique, ils avaient déjà perçu combien la matière des objets pouvait être assimilée à la matière des pensées et combien la couleur était au cœur de la relation entre l'Individu et le Tout. C'est là qu'apparaît clairement l'urgence des romantiques : surmonter le conflit entre l'extérieur (l'espace) et l'intérieur (l'esprit) et trouver ainsi la « Blaue Blume » (Fleur bleue) de Novalis2, cette « chose » qui déclenche chez l'être humain une réaction profonde de prise de conscience de la présence de deux mondes coexistant : les choses que l'on voit et les choses que l'on ressent.Et la couleur est cette chose qui amalgame ces univers parallèles ; « La couleur est poésie » dit Max Dauthendey, poète post-romantique, et il ajoute que la couleur, en tant que phénomène physique, nous révèle « de nouveaux soleils et de nouveaux mondes »3.
Le romantisme promeut la poésie non plus seulement dans une tonalité festive, mais comme un outil d'exploration de l'Infini ; un « instrument puissant » qui utilise l'énergie de l'émotion pour créer d'autres lieux en surmontant les distances infinies entre le réel et le vraisemblable, entre la réalité et le rêve. Et le rêve apparaît, pour les romantiques, comme une autre possibilité existentielle.Clemens Brentano et Achim von Arnim, en 1810, décrivent le célèbre tableau deCaspar David Friedrich, « Le moine au bord de la mer » (1808-1810)4, non pas comme un simple paysage réaliste, mais comme une véritable expérience existentielle sur une base onirique. En effet, il s'agit pour eux d'un tableau capable de dépasser les termes normaux de la narration par l'image en transformant la scène en pure sublimation chromatique. A partir de ce moment, la sublimation est l'action constitutive de la peinture et la couleur en est le viatique fondamental. Le sublime est la condition de la perception de la beauté, c'est un moment de souffrance perceptive et d'inquiétude sentimentale où l'homme se confronte à sa limite. Quelques années auparavant, Emmanuel Kant, à la suite d'Edmund Burke5, affirmait que le sublime était la sensation terrible mais positive de l'être humain dans l'action de la prise de conscience de cette limite insaisissable qui suggère la confrontation avec la Nature. Une limite infiniment mesurable précisément, et c'est dans cette "souffrance" que Schopenhauer construit ensuite le concept de beauté, exactement comme une friction entre le plaisir momentané et la perception (troublante, douloureuse) de la surprise et de l'attente, condition de la création de l'idée et donc de la pensée et de la fantaisie. Dans la peinture aniconique-tonale, en parlant de la couleur comme élément fondamental, il est inévitable de reconnaître le monde de ces recherches qui sont à la base des mouvements ultérieurs à cheval sur les avant-gardes (le postimpressionnisme pointilliste, la Sécession, le Colour Field et la peinture « nette » minimaliste).Des recherches qui, en à peine un siècle, allaient bouleverser l'histoire de la peinture en dépassant la figuration par une nouvelle narration émotionnelle, basée sur la perception individuelle (de transformation, interprétative) comme alternative à la syntaxe des formes (structurelle). Ainsi se réalise ce que les romantiques souhaitaient, au moins dans l'herméneutique de l'art : la primauté de la poésie sur la prose.
Ainsi, Reinmuth traverse le monde de la couleur en mettant en œuvre une véritable sublimation déconstructive de la structure picturale ; par la dissolution fluide et la suggestion tonale, sa peinture revêt le même caractère poétique qu'un texte lyrique contemporain.
Il peint sur le sol de son grand atelier à Berlin : il agit lentement, acceptant l'attente comme faisant partie du système de travail. La composition des œuvres peut connaître de longues phases, avec des interruptions, des remises en question et des reprises, et les traitements de finition modifient encore les suppositions chromatiques initiales et ne sont jamais totalement contrôlables.Par un travail méditatif et intellectuel, il construit la structure picturale par des superpositions de couleurs fluides qui, en séchant, changent et, grâce aux finitions cirées, modifient encore les transparences et les intensités de la composition, tout en augmentant le sens de la profondeur de la couleur. Le peintre saxon considère le Temps comme l'élément régulateur non seulement de la pratique compositionnelle, mais aussi du résultat final lui-même, car c'est précisément le caractère aléatoire des effets produits par le passage du temps sur la couleur qui définit la composition. La couleur, exprimée par l'utilisation de solvants et de cires qui dissolvent les couleurs précédemment versées, ne présente pas d'autres traces que des auréoles, des effilochements et parfois des taches (reprenant en cela des suggestions « informelles ») ; elle présente un amalgame huileux qui semble changer continuellement, créant des irisations, comme les auréoles de naphte sur l'eau. Une technique de mélange des couleurs, la sienne, qu'il puise sans doute aussi de sa longue expérience en Californie(lieu d'expérimentation artistique de la lumière et de la couleur). Reinmuth construit en effet des « machines à couleurs » qui se veulent expressément source d'émotions spontanées et immédiates. Ses couleurs « vous tombent dessus » et vous racontent ensuite une histoire. Et c'est justement en raison de l'expérience californienne du peintre que ses couleurs nous rappellent clairement les suggestions(non picturales !) du mouvement 'Light & Space' qui est né précisément enCalifornie, à Venice, et qui a inévitablement modifié, à partir des années 70, la perception de la lumière dans l'espace artistique et la gestion de la couleur dans la peinture (en passant sans doute aussi par l'expérience analytique). Je veux dire par là que dans la peinture « synthétique », l'expérience perturbatrice de L&S a stimulé une manière différente de créer des perturbations perceptives : dans le cas de Reinmuth, au lieu de déformer la perception optique de l'espace réel, comme dans les installations spatiales de DanFlavin, James Turrel et Robert Irwin, l'espace de la toile n'est déformé et élargi que par la couleur - en particulier sa densité et son mouvement - dans une action qui utilise le pigment coloré comme s'il s'agissait de lumière, avec ses reflets, son dévoilement, ses éclairages. Enfin, il n'est pas exclu de penser que, dans l'élaboration de la palette de couleurs, il s'inspire probablement aussi des couleurs vives qu'il a observées lors de ses nombreux voyages en Asie du Sud-Est.
Les peintures de Matthias Reinmuth semblent palpiter et absorber physiquement l'observateur qui reste impliqué dans toutes les suggestions, esthétiques et culturelles, de l'expérience que l'artiste a placée en elles ; ces œuvres sont, en fin de compte, des "paysages de l'esprit" dotés d'une forte capacité d'évocation.
L'exposition « Tout en même temps »présente une peinture qui fusionne des qualités esthétiques et lyriques parfaitement coordonnées dans le temps de la couleur de l'œuvre ; une couleur qui, en paraphrasant Hofmannsthal6, se transforme et raconte la profondeur des rêves sur la surface d'une toile.
Texte critique d'Alberto Barranco di Valdivieso, critique d'art, curateur, historien de l'art contemporain
1 Phillip Otto Runge (1777-1810), La sphère des couleurs, Hambourg, 1810 ; Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), La théorie des couleurs, Berlin, 1810.
2 Friedrich von Hardenberg dit « Novalis » (1772-1801), Henri d'Ofterdingen, Berlin, 1802.
3 Max Dauthendey (1867-1918), Ultra-violet, Berlin, 1893. Il se réfère aux théories de Johann Wilhelm Ritter de 1810 sur le rayonnement ultraviolet.
4 Clemens Brentano (1778-1842) et Achim von Arnim(1781-1831), Divers sentiments face au paysage marin avec un capucin, de Friedrich, dans "Berliner Abendblätter", Berlin, 3 octobre 1810.
5 Edmund Burke (1729-1797), A Philosophical Enquiry into the Origin ofOur Ideas of the Sublime and Beautiful (Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau), Londres, 1757. Contrairement à Kant, le sublime de Burke confine à l'horreur, à la terreur de l'infini et du mystère qui nous échappe et nous submerge.
6 Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), Le livre des amis, Leipzig, 1922.